La cadette de la fratrie Moralez sortit sa petite tête de poupon de sous la couette pour regarder son père de ses iris noisettes, demandant avec curiosité ce qu'était un amant, faisant naître un sourire bienveillant sur le visage paternel alors qu'Elvira s'esclaffait : « C'est comme Isadora avec son a-mou-reux ! ». Les trois fillettes se mirent à rire. Elles étaient encore trop jeunes pour comprendre la mise en garde qui se cachaient derrière cette histoire sordide et étrange, mais, elles l'ignoraient, elles n'auraient plus jamais l'occasion de l'entendre... C'était la dernière fois qu'elles voyaient leur père qui leur donna sa dernière leçon en les abandonnant : Aimer est dangereux.
Assise à sa table habituelle, elle attend son client, un verre de cocktail à la main. C'est un restaurant luxueux à la clientèle riche et richement vêtue. On y parle affaires, on y discute avec une courtoisie hypocrite, on y déguste des amuses-bouches réalisées par un grand chef français en écoutant d'une oreille la musique de l'orchestre présent. Dans ce décor luxueux, malgré sa robe de créateur et sa beauté, la jeune femme se sent à sa place, la place qu'elle mérite et pour laquelle elle s'est tant battue.
Elle se souvient de son premier rendez-vous en un tel lieu, son malaise au milieu de tant de grâce subtile et de beautés. Elle avait dû faire preuve de la plus grande retenue pour ne pas s'attarder sur le décor, le cristal des verres ou la présentation des assiettes. Ce soir là, elle s'était modelé son masque vénitien, emprunt d'orgueil et de vanité, pour se fondre dans ce monde qui n'était pas le sien, elle la troisième fille d'une mère célibataire de banlieue. Ce qu'elle n'était plus à présent.
Aujourd'hui, elle portait toujours ce même masque mais avec autant de naturel que le restant du gratin de la société présent. Son client de ce soir était un habitué, elle en avait un par soir de la semaine à présent. Il était plutôt bel homme et aimait la conversation, il était toujours aimable et respectueux et n'aurait eu aucun mal à trouver compagne si il le désirait. Pourtant, il continuait de donner rendez-vous chaque mardi soir à Rosa Maria dans ce grand restaurant hors de prix et à la payer grassement pour cela.
Il arriva finalement, avant que la jeune femme n'ait le temps de finir son cocktail (ç'eût été inapproprié), accompagné de Mikael, le maître d'hôtel. A son regard pétillant et son sourire inhabituel, Rosa Maria pinça les lèvres, elle n'aimait pas l'imprévu, elle n'aimait pas les risques qu'il représentait pour elle. Elle n'était là que pour l'accompagner lors de ce diner, lui faire la conversation et sortir, jolie, à son bras sous l’œil admirateur de ses pairs, ni plus, ni moins, c'était le contrat. Et si tout ce qui en dérogeait se monnayait sans la moindre négociation, elle n'appréciait pas pour autant être prise au dépourvu. Heureusement, elle ne tarda pas à apprendre ce que son client du soir attendait d'elle : une semaine dans un hôtel luxueux à Los Angeles où elle aurait sa propre suite et où il veillerait à couvrir toutes ses dépenses. Ne jamais dire cela à une femme. Elle accepta et c'est en trinquant qu'ils scellèrent leur nouvel accord. De week-ends en hôtels, de semaines en cadeaux, Rosa Maria baissa peu à peu la garde et quand Edward lui proposa une semaine dans un manoir hanté à La Nouvelle Orléans, elle accepta sans la moindre réticence.
(1)Récit par Loïc Nottet, Phantomania, 2022.